La France s’est constituée à travers ses phases historiques autour d’un pouvoir central fort, que ce soit la monarchie ou la république. L’époque de l’après-guerre a accentué le côté colbertiste de notre État. Animée par les hauts fonctionnaires issus de polytechnique et de l’Ena, la reconstruction de notre pays s’est distinguée par de grandes politiques publiques (aéronautique, plan calcul, nucléaire…), baignant dans un discours gaullien sur fonds de croissance soutenue. Il s’est ainsi forgé l’idée que le progrès ne pouvait venir que par le haut et était affaire de spécialistes. Les identités collectives étaient clairement définies : organisations syndicales, la famille, les partis politiques. Chacun jouait son rôle dans un dialogue bien établi, recevant en retour les fruits de la croissance.
Puis vint la crise dans le début des années 70. On la croyait conjoncturelle, liée à la hausse du pétrole, elle s’avère depuis permanente. Avoir 40 ans aujourd’hui, c’est n’avoir connu que la crise et les symptômes qui l’accompagnent. La crise est devenue la toile de fond de notre existence. Économique au départ, elle est devenue globale, touchant aussi bien la finance, l’environnement, l’éducation, la culture , la politique, les religions… Les certitudes d’antan s’effritent et l’homme habite aujourd’hui un monde incertain dans lequel la confiance dans le progrès et l’avenir s’est profondément érodée. L’État si fort jadis répond de plus en plus difficilement aux besoins des citoyens. L’État providence est à bout de souffle ainsi que les mécanismes de redistribution. 140 000 jeunes quittent le système éducatif sans qualification chaque année. Une médecine à deux vitesses se met en place progressivement dans notre pays. La politique culturelle n’a jamais réussi sa démocratisation, sachant que 7% environ de Français profitent de ses institutions et cela depuis des décennies.
Mais il y a aussi en cette période de crise une étincelle, celle du sursaut liée à la survie, imposé par les contraintes de la vie de tous les jours : comment puis je créer une structure de garde d’enfants avec d’autres parents de mon quartier, comment créer de l’animation et de la cohésion sociale dans mon quartier, comment une équipe d’enseignants va-t-elle mettre en place une structure innovante pour permettre à des élèves décrocheurs de reprendre leur études ? Ces initiatives au plus près du terrain correspondent aux innovations sociales qui répondent à des besoins sociaux de toute nature liés aux conditions de travail, d’apprentissage, de santé… Certes a priori les individus agissent dans ces domaines peut-être plus sous l’emprise de la nécessité que sous celle de la liberté, mais il se joue là dans les réflexions et les pratiques un rôle majeur au niveau de l’articulation de l’action privée et des choix collectifs. En cela, l’innovation sociale se différencie de celle du monde technique et économique dans ses objectifs et son intentionnalité : elle cherche en priorité à répondre à des enjeux et des besoins sociaux non ou mal satisfaits. Elle s’appuie sur des collectifs d’acteurs existant préalablement ou qui se construisent sur un projet dans le cadre du processus d’innovation, dans des communautés de proximité matérielle, mais aussi de proximité de valeurs, de dialogue sur des territoires. Ainsi l’innovation sociale procède de la société civile dont elle renforce le rôle et la place. C’est aussi l’illustration que la société porte en soi les germes de son évolution en favorisant la créativité, l’inventivité du peuple.
Il existe dans notre pays une longue pratique de l’innovation sociale mais souvent celle-ci est portée à bout de bras par des associations qui parfois s’épuisent car peu entendues et aidées. Leurs efforts sont isolés et clairsemés et leurs résultats largement ignorés par les grandes institutions et les pouvoirs publics. Il y a là pourtant une occasion majeure de transformation de notre vie sociale et démocratique. Les élus, les administrations doivent davantage intégrer l’innovation dans leur politique et leur action. En effet, la culture et les méthodes propres de l’innovation sociale peuvent apporter un profond renouveau à l’ensemble des politiques, qu’elles soient nationales ou locales et améliorer le service rendu et surtout réconcilier les citoyens avec leurs gouvernants. C’est en effet l’occasion de donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais et de faire émerger des acteurs qui sont des invisibles de notre société. La prise en compte de ces nouveaux acteurs n’est pas neutre politiquement car elle élargit la démocratie au delà du jeu convenu des élus pour introduire d’autres acteurs aux pratiques et cultures différentes, leviers d’un véritable renouvellement démocratique.
Les administrations doivent également se professionnaliser dans le domaine de l’innovation sociale. Prisonnières de plus en plus d’une culture marquée par les audits et contrôles de toute nature, la prise en compte des initiatives sociales redonnerait du sens à l’action de l’administration qui serait davantage tournée vers la mise en place de politiques au service de tous. Celles-ci devraient permettre d’harmoniser les grandes priorités nationales en phase avec les nouvelles réalités et les besoins sociaux
Enfin, les acteurs de l’innovation sociale doivent travailler à l’élaboration de réseaux pluridisciplinaires qui permettent de faciliter l’échange des pratiques les plus innovantes. Outre la lisibilité donnée ainsi à ces démarches, ce qui peut faciliter la reconnaissance des politiques, ces réseaux offrent aussi l’avantage de favoriser la mutualisation des ressources et des moyens.
L’innovation sociale peut donner l’élan d’un changement collectif dont nous avons le plus grand besoin face à la crise.