Par Sophie Jehel
A l’occasion de la publication du rapport de la Défenseure des enfants sur le numérique, Sophie Jehel revient sur « droit à l’oubli » pour les jeunes et sur la gouvernance adaptée à la régulation du numérique…
La Défenseure des enfants propose 10 mesures pour accompagner les enfants dans leurs activités numériques, dans un rapport publié fin novembre 2012 « Enfants et écrans : grandir dans le monde numérique ».
La première proposition phare est celle du droit à l’oubli numérique pour les enfants. Le principe d’une application spécifique aux mineurs de ce droit est prévu dans le projet de règlement européen sur les données personnelles de janvier 2012, il découle de la logique de la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989. Sauf à penser que la sanction sociale et la malveillance ont une valeur éducative supérieure à celle de la protection, il faut en effet encourager les pouvoirs publics français et européens à exiger des plateformes numériques sur lesquelles les personnes sont amenées à exposer leur vie privée ou celle de leurs amis à pouvoir reconsidérer leurs choix, en particulier lorsqu’elles ont moins de 18 ans. Il est tout à fait archaïque de penser qu’un individu qui a pu s’afficher dans sa jeunesse sur le web va être contraint à coexister avec ses vieilles photos pendant le restant de ses jours. C’est donner au contrôle social une puissance qu’il n’a jamais eu. Il est incohérent de ne pas tenir compte de l’immaturité des enfants jusqu’à 18 ans et de la difficulté spécifique que représente pour eux une projection dans l’avenir.
Refuser l’accès des adolescents à ces plateformes est devenu aujourd’hui impensable parce qu’elles se sont installées au cœur de leur sociabilité. Elles sont devenues une modalité de leur existence sociale, stimulant leur besoin de visibilité. Mais ces réseaux sociaux doivent aussi beaucoup aux jeunes en termes de notoriété, de trafic, de clics et de ressources afférentes. Les responsables de ces réseaux ont de ce fait contracté une obligation de respecter et de protéger cette jeunesse en pleine transformation et en pleine évolution. Aussi les plateformes numériques doivent-elles non seulement leur rendre le droit de propriété sur leurs propres images, mais les aider au déréférencement de celles-ci, quand c’est nécessaire.
Le développement durable dont se réclament de plus en plus de grandes entreprises médiatiques prescrit de faire passer les exigences du développement personnel avant celles de la technique et des « business models » qui y sont liés. Or, comme le souligne Damien Loup dans Le Monde du 20 novembre, les entreprises américaines leaders sur ce créneau y sont très hostiles, en raison des coûts exorbitants que cela pourrait représenter. Les adolescents venus partager leur vie personnelle sur leurs écrans risquent fort d’avoir à subir les conséquences d’une telle dérégulation, d’une certaine manière, ils sont devenus les otages des réseaux sociaux.
La seconde idée forte du rapport est celle d’une instance qui permettrait un suivi régulier de l’ensemble des questions liées aux enfants et aux écrans. Il n’existe aujourd’hui aucune institution publique française qui s’en préoccupe à titre principal. Les responsabilités sont éclatées entre le CSA, la CNIL, le CNC, les cellules spécialisées du ministère de l’intérieur, le Défenseur des enfants, Internetsanscrainte, les opérateurs de l’internet, des jeux vidéo, leurs associations professionnelles, l’association française des fournisseurs d’accès (AFA), l’association française des opérateurs mobiles (l’AFOM), le syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL) et la Commission européenne… Et pour cause, l’Union européenne a choisi l’autorégulation pour les jeux vidéo comme pour ce média omniprésent et omniscient qu’est l’Internet. Ce sont donc les groupes médiatiques, les plateformes numériques qui sont chargées de veiller au mieux aux intérêts des enfants. La Commission européenne leur a fait signer un engagement de bonnes pratiques en 2009 et commande depuis des rapports sur son respect. Ils sont publiés sur son site, en anglais, et, de fait, restent peu lus par les parties concernées en France. Tant qu’une instance n’y sera pas dédiée au niveau national, il n’y aura pas de suivi collectif et actif de ces questions. Or il est indispensable de l’assurer pour renforcer la pression sur l’autorégulation, accroître les moyens de la prévention et conduire la réflexion sur l’équilibre global de la régulation. Une instance est nécessaire pour envisager l’ensemble des problèmes éducatifs que pose l’accès des jeunes de plus en plus jeunes à l’internet, qu’il s’agisse de la publicité dans les jeux vidéo, des modalités de recueil et de retrait des données personnelles, des techniques de protection vis-à-vis des images susceptibles de déstabiliser les enfants, des conséquences des mauvais usages du numérique, harcèlement, usages excessifs …
Mais il paraît difficile de créer une autorité qui n’ait pas des attributions élargies à l’ensemble de la régulation des contenus sur le web, d’autant qu’il semblerait incohérent qu’une instance généraliste, issue ou non de la fusion CSA/Arcep ou de la fusion CSA/CNIL, n’ait pas de compétence en matière de protection des mineurs. La protection de l’enfance est une des dimensions, certes essentielle, mais loin d’être unique de la régulation des contenus médiatiques à laquelle il va falloir s’atteler. La coordination des différents niveaux de régulation sur l’audiovisuel et le web, devenue urgente avec les développements de la télévision connectée, fait également partie de l’équation.
La Défenseure des enfants propose des pistes qui s’avèreront utiles pour organiser la corégulation du web, lorsqu’elle prône un dialogue tripartite, avec les pouvoirs publics, la société civile et les acteurs économiques. C’est en effet la seule solution pour éviter autant que faire se peut la capture de la régulation par les acteurs économiques les plus puissants et permettre à la société civile de jouer enfin un rôle de contre-pouvoir. Étant mieux informée, elle pourrait mieux faire valoir ses intérêts, en tant qu’ils sont articulés à l’intérêt général, à condition que ses représentants bénéficient d’une réelle représentativité.
En parallèle, la Défenseure rappelle la nécessité d’une politique de recherche sur les usages, les effets et les conséquences de l’omniprésence des écrans dans la vie des enfants, l’importance du renforcement des mesures d’information du public, l’impossibilité d’une éducation aux médias sans une formation spécifique des enseignants et des éducateurs.
Ne figurent pas parmi les 10 mesures l’urgence de relancer l’évaluation publique des logiciels de filtrage sur les ordinateurs et téléphones portables qui restent à ce jour la seule solution technique d’aide aux parents (et l’information à leur propos), ni celle de la classification des contenus sur internet. C’est pourtant le système qui constitue aujourd’hui, pour la télévision et les jeux vidéo, un repère très apprécié des parents et que la Commission européenne recommande depuis longtemps pour internet. Quoiqu’il en soit, les propositions de ce rapport doivent être au cœur des réflexions sur la prochaine grande réforme de la régulation des médias.