Comment est-il possible que de jeunes Français issus de tout horizon social, dont certains sont encore mineurs, soient prêts à tout abandonner pour rejoindre Daesh ? Comment est-il possible qu’un jeune de 20 ans, qui a toute sa vie devant lui, puisse rêver de mourir en martyr¹ ? Comment est-il possible qu’un futur kamikaze ne puisse même pas être raisonné par l’amour de son propre père venu en personne le chercher en Syrie² ? Au lendemain des attentats du 13 novembre, il est plus que jamais vital de répondre à ces questions. C’est ce défi que Dounia Bouzar cherche à relever dans son livre Comment sortir de l’emprise « djihadiste» ?.
Anthropologue de formation spécialisée dans l’analyse du fait religieux, Dounia Bouzar a été éducatrice à la Protection Judiciaire de la Jeunesse pendant 17 ans. Femme de terrain et multipliant les recherches-actions, elle a créé au printemps 2014 le Centre de Prévention des Dérives Sectaires liées à l’Islam (CPDSI) pour étudier les nouvelles formes de radicalisation. Contactée très rapidement par de nombreuses familles, elle a pu analyser leurs récits et croiser une multitude de témoignages. Cela lui a permis de réaliser une étude détaillée de la méthode d’embrigadement de Daesh.
Avant de décrire cette méthode, il convient d’abord d’être rigoureux sur le choix des termes à employer. A l’instar de Laurent Fabius qui explique qu’il faut utiliser le terme « Daesh » plutôt qu’« Etat Islamique », Daniel Bouzar justifie son choix du terme « djihadiste » pour nommer les jeunes souhaitant rejoindre Daesh, tout en sachant qu’il n’est pas approprié³. Pour le rappeler, elle choisira délibérément de le laisser entre guillemets. Nous ferons de même.
La méthodologie de l’auteur pour expliquer puis lutter contre l’emprise « djihadiste » se structure en deux parties. La première consiste à identifier toutes les étapes du processus d’embrigadement. La seconde vise à expliquer comment en sortir.
Pour embrigader de nouvelles recrues, Daesh diffuse sur Internet plusieurs séries de vidéos ultra violentes dont le but est 1) de convaincre le jeune qu’il vit dans un monde rempli de mensonges 2) de le rendre paranoïaque en prouvant qu’il existe un complot mené par une société secrète pour diriger le monde 3) que pour y faire face, la seule solution est de devenir « musulman ». Plusieurs constats s’imposent : d’abord, les recruteurs de Daesh maîtrisent parfaitement les outils numériques. Ensuite, ils montrent leurs parfaites connaissances de la culture occidentale en se réappropriant dans leurs vidéos des références cinématographiques bien connues auprès des jeunes. Enfin, ils savent comment transformer le potentiel mal-être des jeunes, quel qu’il soit, en raisons pour les rejoindre, avec à chaque fois comme message en filigrane : « On te cache la Vérité et toi seul peut la voir car tu es l’Elu ».
En transformant un mal-être en un sentiment de toute puissance, le sujet se retrouve déstabilisé psychiquement. Daesh insère alors la notion de « pureté » afin de fédérer les « vrais musulmans » au sein d’un même groupe. La logique y est alors binaire : à l’intérieur on détient la « Vérité », à l’extérieur on est un kafir (ie : un mécréant). L’Islam en est réduit à un prétexte pour distinguer les deux groupes. On devine que le but recherché est double : d’une part, il est d’exacerber la haine envers les kafir et d’autre part, il est de renforcer les liens entre les « djihadistes » jusqu’à ce que le groupe finisse par prévaloir sur l’individu. Passant alors de la paranoïa à un sentiment d’harmonie, le jeune « djihadiste » s’assimilera parfaitement à son nouveau groupe au détriment de sa propre personnalité, se déshumanisera et sera dès lors à la merci de Daesh pour commettre les crimes les plus odieux.
Persuadé d’être un élu détenant la « Vérité », quiconque essayera de raisonner un « djihadiste » sera perçu comme faisant parti du complot. Autrement dit, tenter de raisonner un jeune embrigadé ne fera que renforcer sa conviction. A cela s’ajoute la difficulté qu’il n’existe pas un portrait type du « djihadiste ». Toute la question reste donc de savoir comment lutter contre l’emprise de Daesh.
La solution de Dounia Bouzar va d’abord consister à faire prendre conscience au jeune embrigadé ce qu’il lui est
arrivé. Douna Bouzar va susciter chez lui une forte charge émotionnelle en lui rappelant ses souvenirs heureux. La condition pour y arriver est d’avoir au préalable analyser de manière approfondie l’enfance de chaque « djihadiste » grâce à une étroite collaboration avec ses parents ou ses proches. Elle a nommé cette première étape la « madeleine de Proust ». Une fois que le jeune embrigadé a renoué avec les éléments de son histoire familiale, elle va étudier les raisons qui l’ont poussé à basculer afin de le ramener dans le monde réel et faire en sorte qu’il redevienne un individu capable de penser par lui-même. La dernière étape est l’accompagnement du jeune pour qu’il reconstruise sa personnalité. Cette méthode n’est pas infaillible mais est à ce jour la plus efficace. Le retour d’expérience du CPDSI est largement positif puisque ce sont déjà des centaines de familles qui ont pu être aidées.
Grâce à une équipe multidisciplinaire et une approche empirique, Dounia Bouzar a réussi à décomposer toutes les étapes du processus d’embrigadement et a proposé une solution efficace pour y faire face. Néanmoins, si l’embrigadement peut être relativement rapide (il peut être de l’ordre de quelques mois), on se doute qu’en sortir prend beaucoup plus de temps et exige une charge de travail énorme qu’il faut répéter autant de fois qu’il y a d’embrigadés. Il est donc important d’attaquer le problème en amont et de mener par exemple des campagnes de prévention afin que les futurs potentiels embrigadés ne tombent pas dans le piège de Daesh.