Par Sophie Jehel MCF Université Paris 8
La Commission européenne a publié en avril dernier un Livre vert, soumis à la consultation publique jusqu’au 31 aout 2013, pour savoir comment favoriser « croissance, création et valeurs » dans un « monde audiovisuel totalement convergent ». Les enfants et les adolescents y figurent à plusieurs reprises comme des Européens particulièrement concernés par le changement de donne que représente la « télévision connectée ». L’orientation du Livre vert manifeste cependant une conception de la « régulation » des médias qui fait passer la loi de la concurrence et la lutte contre les « barrières nationales » avant toute autre préoccupation et les « valeurs » autrement dit les droits fondamentaux, après la croissance économique. La révision de la directive européenne Service médias audiovisuels qui régente le secteur n’est cependant pas pour demain alors que les preuves abondent d’une insuffisance notoire de la régulation actuelle, en particulier du point de vue de la protection de l’enfance.
La « télévision connectée » comprend un grand nombre de techniques par lesquelles les différents supports (téléviseur, téléphone, ordinateur, console de jeu) peuvent être connectés. Le plus simple est la prise HDMI reliant téléviseur et ordinateur, mais le téléviseur peut aussi être équipé d’un accès à un opérateur internet (comme Google Tv, Apple TV ou d’autres) ou y être relié par un boitier. L’ordinateur accède aux services de rattrapage de la télévision, de même que les consoles de jeux vidéo s’ouvrent sur internet comme sur la télévision. Enfin les téléphones portables « intelligents » permettent non seulement de visionner la télévision et ou de surfer sur internet, mais de bénéficier d’informations (et de publicités) en lien avec les programmes reçus sur le téléviseur, dès lors que le téléspectateur a ouvert aussi son téléphone, ce qui permet réciproquement aux opérateurs de suivre au mieux les consommations et l’univers de celui-ci.
La convergence totale de l’audiovisuel déborde la question de l’équipement. Les plateformes de téléchargement de vidéo (youtube, dailymotion..) proposent des contenus audiovisuels professionnels et ont même configuré des « chaînes ». Pour autant l’audience de la télé ne s’est jamais si bien portée (si on ajoute tous ces accès) et les opérateurs traditionnels restent les principaux producteurs de contenus audiovisuels européens.
Du point de vue de la protection de l’enfance et de l’adolescence, plusieurs problèmes se posent. Pour des contenus de nature audiovisuelle les réglementations sont complètement différentes, selon que l’accès passe par internet ou non. La protection de l’enfance à la télévision est relativement efficace en France du fait du système de signalisation (pictogrammes 10,12,16,18) par âge, de la réglementation horaire (les contenus 12, 16, 18 doivent être diffusés après 22h, 22h30 et minuit) et de la possibilité de verrouiller l’accès aux contenus adultes qui ne sont diffusés que sur les chaînes adultes. Sur internet, même pour les programmes de la télévision de rattrapage, les règles ont été amoindries, par les directives européennes et par la réglementation nationale. Pour les plateformes de téléchargement, seul s’applique le code pénal, et l’interdiction de diffuser des contenus pédopornographiques ou d’exposer des mineurs à des contenus pornographiques. Mais –dans ce dernier cas- un simple avertissement (« attention site réservé aux majeurs ») est considéré comme une mesure suffisante. On sait combien les règles nationales et européennes relatives à l’incitation à la haine ou à la violence sont régulièrement bafouées tant sur ces plateformes que sur les réseaux sociaux tant fréquentés par les jeunes (52% des jeunes de 11-17 ans se connectent tous les jours sur Facebook (IFOP 2013)).
L’Union européenne soutient en ce domaine la voie de l’autorégulation : autorégulation des opérateurs et des usagers. Elle a fait signer une charte de bons comportements aux plateformes qui accueillent des jeunes qui doivent proposer des outils clairs et simples de signalement du contenu illégal. Mais ces outils sont peu utilisés, et les signalements auxquels ils donnent lieu n’aboutissent de façon certaine qu’en cas de pédopornographie, valeur convergente entre la plupart des États, notamment les États-Unis et l’UE.
Cette méthode n’est pas à la hauteur des risques auxquels sont exposés les enfants et les adolescents. Les enquêtes EU Kids Online (une centaine de rapports) ont montré que 40% des enfants sont exposés à des risques sur internet, et 24% des jeunes Français de 9 à 16 ans à des contenus adultes qui peuvent les perturber durablement. L’exposition aux risques médiatiques allant de façon croissante avec l’âge et l’ampleur des usages. L’autorégulation des enfants (tant vantée dans le rapport de l’académie des sciences sur les enfants et le numériques de 2013) est cependant une contradiction dans les termes. C’est la crédibilité du contrôle des adultes qui permet l’intériorisation des normes pour les enfants et les adolescents.
La faiblesse de la régulation sur internet repose sur l’argument selon lequel « les SMAD supposent un degré de contrôle beaucoup plus élevé de la part de l’usager justifiant une réglementation moins stricte dans certaines domaines » (Livre vert p 13). L’expérience montre que ce présupposé est loin d’être vérifié. La liberté d’user de la télécommande est au moins aussi grande que celle de bloquer une fenêtre-pop-up sur internet. Il est difficile de comprendre du point de vue de l’utilisateur la différence de régime juridique sur les droits fondamentaux (vie privée, lutte contre l’incitation à la haine, protection des mineurs).
La Commission elle-même reconnaît que les risques restent élevés sur internet. Dans sa communication « Stratégie européenne pour un Internet mieux adapté aux enfants » de mai 2012, elle relève que « les enfants n’ont pas toujours conscience des conséquences possibles de leurs actions » (p 12), qu’ils ont un « sérieux déficit de compétence » pour les modalités de confidentialité (p6), et qu’ils n’ont qu’un faible esprit critique par rapport aux communications commerciales. Quant au fonctionnement des logiciels de filtrage qui peuvent limiter certains de ces risques, elle constate dans le même texte que « 80% des parents souhaiteraient des logiciels de filtrage plus efficaces » mais qu’ils ne sont « performants qu’en anglais ».
Un autre problème récurrent de l’internet pour les enfants est celui des contenus intéressants et adaptés à leur âge. D’après les enquêtes EU Kids online financées par l’UE, seuls un tiers des jeunes de 9 à 16 ans considèrent que l’internet contient « beaucoup de bonnes choses » pour leur âge, malgré le temps qu’ils y passent chaque jour. Quand se mettront en place des plans de soutien à une production de sites ou de plateformes de qualité pour les enfants et les adolescents, conformes aux droits européens (respectant la vie privée, et les données personnelles) ? Ne serait-ce pas le rôle du service public de l’audiovisuel ou plutôt du numérique ?
La loi de la concurrence, en ce domaine comme dans d’autres, risque de ne pas apporter de réponse : la qualité nécessite réflexion, coopération, imagination, respect de la sensibilité des enfants, et le temps de trouver un public, ce que la compétition exacerbée permet rarement. On voit mal comment la seule autorégulation, mot d’ordre de l’UE sur ce dossier depuis une dizaine d’années, pourrait inverser le mouvement.