1. Un renforcement des disparités régionales depuis la mise en place de la monnaie unique, expliqué par les théories de la « nouvelle économie géographique »
Malgré les fonds structurels européens, une polarisation des activités économiques et un renforcement des disparités territoriales entre les pays de la zone euro ont été observés depuis la mise en place de la monnaie unique. L’écart de compétitivité entre les pays dits « périphériques » (par opposition aux pays de la mégapole européenne) et les pays du cœur de l’Europe qui en résulte a joué un rôle déterminant dans le déclenchement de la crise des dettes souveraines.
Dès 1993, Paul Krugman affirmait dans « Lessons from Massachusetts to the European Monetary Union », que la constitution d’une union monétaire était susceptible d’accentuer la tendance des pays à se spécialiser en fonction de leurs avantages comparatifs. Et en effet, on observe une concentration très forte de l’emploi dans les secteurs de haute technologie en France et en Allemagne alors que les pays du sud de la zone euro tels la Grèce, l’Italie ou l’Espagne se sont spécialisés dans des secteurs comme l’hôtellerie, la restauration ou la construction, et ce malgré les programmes de recherche et les fonds structurels dont ces pays ont bénéficié en masse.
Les théories de la « nouvelle économie géographique » développées notamment par Paul Krugman permettent d’expliquer ce phénomène : la baisse des coûts de transaction (baisse continue des coûts de transports, absence de coûts de change et de taxes du fait de l’existence d’une union monétaire) entraîne une concentration des activités dans le cœur de l’Europe puisque c’est dans cette région que des rendements croissants peuvent être obtenus. Les effets d’agglomération existants avec la présence de nombreuses industries permettent en effet de générer du progrès technique : l’accumulation d’activités technologiques permet l’échange de savoir-faire et la fertilisation réciproque des différents secteurs (idée à l’origine des pôles des compétitivité). De même, les sous-traitants et la main-d’œuvre qualifiés pour les secteurs industriels à forte valeur ajoutée se concentrent également dans cette zone.
Enfin, comme l’a affirmé P. Artus à plusieurs reprises, les pays périphériques de la zone euro ne bénéficient pas des transferts de technologie à hauteur de ce qui était espéré au moment de la mise en place de l’Union monétaire – qui rend moins coûteuse l’installation d’entreprises étrangères – car ceux-ci ne disposent pas du capital initial nécessaire pour assimiler ces connaissances qui permettraient une montée en gamme de leurs industries.
Ainsi, les pays du sud de la zone euro apparaissent comme les perdants de l’Union monétaire en termes de croissance du revenu par tête, alors même qu’une hausse de ce revenu faciliterait grandement le rééquilibrage des finances publiques à l’œuvre en Europe.
2. Un « big push » au profit des pays du sud de la zone euro contribuerait à la prévention des crises de dette
L’amélioration des infrastructures de transports et de communication n’est pas suffisante pour renforcer le niveau de croissance de ces États. Ce sont même les régions du centre de l’Europe qui bénéficient pour une bonne part de ces infrastructures, la baisse des coûts de transport induisant une préférence pour l’installation des entreprises dans le cœur de l’Europe plutôt qu’un rapprochement des marchés de consommateurs, renforçant l’effet de concentration précédemment évoqué.
Ainsi, selon la théorie du « big push », seule une industrialisation massive avec l’installation simultanée de nombreuses industries est susceptibles de renverser cette tendance. La croissance n’est en effet pas seulement une question d’éducation, de capital ou d’infrastructures mais de tout cela conjointement. Plus que l’antériorité, c’est la simultanéité et la synergie des investissements qui sont déterminantes.
Un véritable plan de croissance pour la Grèce et les pays périphériques de la zone euro devrait ainsi comporter :
– une réévaluation de la soutenabilité du niveau de dette de ces États (un État surendetté dédiant ses ressources fiscales au remboursement de ses charges d’intérêt ne dispose pas de marges de manoeuvre budgétaires suffisantes pour réaliser des investissements d’avenir)
– des financements privilégiés pour ces investissements, par exemple les « project bonds » garantis par la Banque européenne d’investissement ou un système d’Eurobonds
– des montants substantiels susceptibles de financer des incitations massives aux investissements (mise en place de pôles de compétitivité notamment)
Il convient de souligner que le renforcement de la compétitivité des États du sud de la zone euro est un élément crucial de la prévention des crises de dette puisqu’il favorise une croissance stable, permettant de dégager durablement des ressources publiques. Par opposition, la croissance des années 2000-2007 (qui ont débouché sur la crise économique et financière puis la crise de la dette en zone euro) s’est caractérisée par un endettement facilité par la crédibilité de la monnaie unique mais incompatible avec la compétitivité réelle des économies de certains pays de la zone.
L’Union économique et monétaire est au milieu du gué, et si la place des États du sud de la zone euro est bien au sein de celle-ci, alors il s’agit de renforcer l’architecture de cette Union par une solidarité accrue, sous peine de voir l’histoire se répéter à brève échéance. Il en va de l’avenir de l’Europe : en tant qu’ensemble économique capable de peser dans une économie globalisée, mais aussi en tant que modèle régional singulier, avec ses valeurs et son projet politique propres.