La question d’une « sécurité européenne commune » est posée depuis 1950
La question de la sécurité est au cœur de la construction européenne. Déjà, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la CECA, créée en 1950 et entrée en vigueur en 1952 sur la proposition de Robert Schuman, projetait de mettre en commun les matériaux nécessaires pour mener une guerre. Le 9 mai 1950, au Quai d’Orsay, dans le salon de l’Horloge, Robert Schumann déclarait : « La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible »[i].
La guerre de Corée a accéléré la mise en place du traité instituant l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, l’OTAN ; l’accès à la puissance atomique de l’URSS en 1949 y a sans doute également contribué.
À l’époque, les États-Unis avaient compris avant tout le monde que la menace serait désormais soviétique, et qu’il fallait faire preuve d’une nouvelle « agilité diplomatique ».
Les Américains qui participent à la reconstruction de l’Europe préviennent les Français : désormais, puisque la menace ne vient plus de l’Allemagne, il va falloir envisager de la réarmer. Pour la diplomatie française, c’est inacceptable ! Les Américains donnent deux ans à leurs partenaires pour trouver une solution, la France étant alors le pivot de cette réflexion. Jean Monnet eut alors l’idée de créer la Communauté européenne de défense (CED) à l’instar de la CECA. L’Allemagne pourrait avoir une armée, mais sous commandement européen.
Cette proposition fut acceptée par les six pays membres (la Belgique, l’Allemagne, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas) et fut présentée au parlement français en août 1954.
Cependant, en 1953, l’élection présidentielle voit René Coty succéder à Vincent Auriol. Ce changement de présidence a rebattu les cartes des rapports de force au sein du gouvernement, ainsi qu’à l’Assemblée nationale. Pour les centristes du MRP conduits par Robert Schuman, le projet de CED est une chance pour l’unité fédérale de l’Europe, mais aussi pour sortir de la tutelle américaine. Pourtant, une entente entre les communistes (PCF) et les gaullistes empêcha la ratification de la création de la CED. En effet, le RPF, le parti de Charles de Gaulle, et le PCF voient dans la possibilité d’un réarmement de l’Allemagne une hérésie, mais également une perte de souveraineté si la France n’a plus sa propre armée. Ainsi, le parlement français enterre une idée de la diplomatie française, ce que les fédéralistes appelleront « le crime du 30 août ». Impossible pour les autres pays de créer la CED quand la France elle-même est contre !
Les Américains, qui voulaient se consacrer aux enjeux stratégiques et géopolitiques dans le reste du monde, poursuivirent leur projet et proposèrent l’entrée de l’Allemagne dans l’OTAN. Les Français ne purent refuser ni s’opposer au réarmement de l’Allemagne. Les Américains y installèrent d’ailleurs de nombreux équipements militaires, dont la bombe atomique. L’idée d’une Europe politique fut donc abandonnée après cet échec français en matière de diplomatie européenne.
En 1954, un partage des tâches se produit : l’OTAN s’occupera de la sécurité de l’Europe, et donc de toutes les affaires géopolitiques, tandis que la Communauté économique européenne (CEE) s’occupera de la prospérité de l’Europe et du marché commun européen. La création de la CEE est ratifiée en 1957 par le traité de Rome. Depuis, l’Europe est appréciée comme un marché. Ainsi, l’idée qu’une Europe de la défense n’est pas comprise par de nombreux acteurs européens vient de ce schisme historique de 1954. La perception perdure que l’Europe est un marché économique et n’a pas les prérogatives d’un État fédéral ou d’une nation.
Une fois cette recontextualisation historique posée[ii], il est ainsi paradoxal que bien que la France soit le pays le plus volontaire pour développer une Europe de défense et une politique étrangère commune, elle a à la fois inventé et détruit cette idée. En effet, la réconciliation franco-allemande ne pouvait se faire au sacrifice de l’armée française.
Cependant, la question d’une armée européenne se pose toujours. Si le contexte de l’après-guerre et l’état de dévastation dans lequel se trouvait l’Europe à l’époque a évolué, celui des relations diplomatiques également.
Le rôle des alliés comme les États-Unis ou la Turquie qui jouent un jeu trouble chacun à leur manière sur la scène diplomatique internationale mérite d’être questionné : comment créer une véritable puissance autonome de l’Union européenne quand sa sécurité est assurée par l’OTAN ?
Le traité de Maastricht et l’approche globale
Le traité de Maastricht (1992) a défini pour l’Union européenne, entre autres, la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Son objectif était de permettre aux États européens de conserver une pleine souveraineté sur leurs politiques étrangères respectives, tout en permettant à l’Union européenne de parler d’une seule voix sur la scène internationale, lorsque les intérêts communs des États membres le permettaient. La PESC a institué un outil de diplomatie : « L’approche globale, c’est la mise à disposition de l’ensemble des capacités et des compétences dont dispose le monde civil et militaire d’assistance à la paix et de gestion de crise dans le but d’œuvrer de concert et de réaliser un même objectif positif. ». Cette stratégie deviendra plus tard un cadre de référence de la politique étrangère et de défense européenne[iii].
Après les attentats du 11 septembre 2001 et les divisions relatives à l’invasion de l’Irak au printemps 2003, avec le veto de la France, les 15 États membres ont souhaité poser les premières bases d’une Stratégie européenne de sécurité (SES). Sans apporter de solution concrète, toujours déléguée à l’OTAN, elle établit la liste des principales menaces auxquelles l’UE est confrontée, aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur (terrorisme, grande criminalité, immigration clandestine…).
Le rôle des Etats-Unis dans la diplomatie internationale nuit-il à l’Europe ?
À partir de l’élection de Donald Trump aux États-Unis en 2016, de nombreux pays européens qui voyaient dans les États-Unis le « protecteur par défaut » se sentirent seuls. Il semble évident que les présidents russe et chinois avaient tout autant intérêt à s’attaquer au modèle européen : en effet, l’Europe dispose d’une force d’attraction sur le long terme, notamment en raison du niveau de vie, de la culture, du système de santé ou encore de la position géographique. Que Donald Trump choisisse aussi cette vision a eu l’effet d’un électrochoc pour d’autres États que la France moins dotés militairement et qui s’en remettaient systématiquement à l’OTAN[iv]. La France a quant à elle toujours été moteur dans la conviction d’une Europe indépendante.
L’objectif de Donald Trump était de « casser » la construction européenne. Il a fait de l’Europe son « ennemi principal » avec la Chine et l’a déclaré publiquement en amont de sa rencontre avec Vladimir Poutine lors du sommet d’Helsinski en 2018 : « I think the European Union is a foe »[v].
Toutefois, Donald Trump a poursuivi le positionnement de Barack Obama qui refusait de faire porter à son pays le fardeau du monde. Son non-interventionnisme lui a d’ailleurs été reproché. Pour Jacques Attali, « ça lui a même été reproché, notamment dans le contexte de la Syrie. Il n’est pas intervenu dans le Moyen-Orient, à l’égard de la Russie il a été ferme, mais sans plus. Il a beaucoup poussé les Européens à faire les choses entre eux ». [vi]
En 2021, la crise récente des sous-marins due à la rétractation de l’Australie qui a préféré la commande américaine traduit précisément la position de la diplomatie américaine – y compris sous Joe Biden – du « avec nous ou contre nous ». Or, il est évident que les États-Unis, acteur majeur dans la région pacifique alors même que la Chine poursuit une politique expansionniste agressive, force la main de l’Australie en créant ce rapport de force manichéen dans sa diplomatie[vii].
La place de la France et de l’Europe dans le monde et leur sécurité, des défis d’avenir
L’enjeu des prochaines années est de définir la place et le rôle de l’Union européenne dans le monde et cette question passe nécessairement par le sujet de la sécurité.
Faire de la sécurité européenne une compétence partagée implique intrinsèquement une meilleure coordination de la stratégie de défense. Mais elle provoquerait beaucoup plus que cela. Cela renforcerait l’unité dans la promotion du modèle européen en déclarant que l’Union européenne est une puissance mondiale à part entière, au même titre que les États-Unis, la Chine et la Russie[viii]. Actuellement, parler de « puissance civile européenne » est contradictoire tant que l’Union européenne se limite à une influence économique. Pour invoquer la notion de puissance, il faut envisager « la capacité d’imposer sa volonté aux autres » de manière globale[ix]. La définition de la puissance comme « la capacité d’imposer et de détruire »[x] ne fait pas partie, pour le moment, de la logique européenne.
Un autre impact important à considérer, c’est la place du leadership de la diplomatie française. La France se compare souvent à l’Allemagne, notamment en termes de puissance économique. Mais le pays qui défend le plus l’idée de l’Europe politique depuis 1950, c’est la France (avec la Belgique, il faut le mentionner). Très peu de diplomates européens imaginaient que la France allait réellement opposer un veto à la guerre en Irak, et aucun diplomate européen n’aurait imaginé son propre pays le faire. Le rôle moteur de la France dans la construction et la gestion de l’Union européenne n’est toujours pas apprécié à sa juste valeur, notamment en France.
Néanmoins, appréhender une nouvelle vision d’une « Europe puissance » implique de définir de quelle armée l’Europe veut se doter. Une armée européenne ne signifie pas qu’il ne puisse y avoir d’armée dans chaque pays, car les compétences peuvent être exclusives au titre de l’article 2.1 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne[xi] (TFUE), comme la monnaie, mais elles peuvent également être partagées, au titre de l’article 4 (environnement, transport, énergie, politique sociale, protection des consommateurs, etc.). Ce sujet régalien est sensible pour tout pays et citoyen européens.
Actuellement, l’invocation de « l’Europe puissance » relève davantage du mythe qui vise à rassurer en temps de crise[xii] que d’une proposition descriptive qui permettrait de savoir quand et comment l’Union européenne pourrait passer à cette seconde étape de son développement.
En conclusion, l’enjeu majeur du XXIe siècle relatif à la véritable influence de l’Europe doit nécessairement passer par un débat dans chaque État membre sur la « sécurité partagée ».
[i] Déclaration Schumann : https://europa.eu/european-union/about-eu/symbols/europe-day/schuman-declaration_fr
[ii] Aron, Raymond. « La querelle de la CED, Essais d’analyse sociologique. Paris : Armand Colin, 1956.
[iii] Lavallée, Chantal et Florent Pouponneau. « L’approche globale à la croisée des champs de la sécurité européenne. » Politique européenne 51.1 (2016) pp. 8-29.
[iv] Attali, Jacques. L’Europe est une première puissance mondiale qui s’ignore, interviewé par Daniela Vincenti. Euractiv. 21 janvier 2017.
[v] CBS News. « “I think the European Union is a foe,” Trump says ahead of Putin meeting in Helsinki. » 15 juillet 2018.
[vi] Attali, Jacques, op. cit.
[vii] Fathi, Romain. « Pourquoi la rupture par l’Australie du « contrat du siècle » était prévisible. » The Conversation. 21 septembre 2021.
[viii] Beaune, Clément. « L’Europe puissance », une conversation avec Clément Beaune. Interviewé par Gilles Gressani et Sébastien Lumet. Le Grand Continent. 3 décembre 2020.
[ix] Nivet, Bastien. « De quoi l’Europe puissance est-elle le nom ? », The Conversation. 2020.
[x] Aron, Raymond dans Holeindre, Jean-Vincent. « Survivre, c’est vaincre ? La pensée stratégique de Raymond Aron à l’épreuve des guerres de notre temps. » Études internationales43.3. 2012. pp. 439–457.
[xi] Traité de fonctionnement de l’Union Européenne.
[xii] Nivet, Bastien. op. cit.
Stéphane Manet (11/11/2021)
Ingénieur pédagogique et formateur
Titulaire d’un Master Européen de Recherche en Formation des Adultes après une longue expérience dans le secteur de l’ESS et de la vie associative.
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